Le retour de Sinbad

Chapitre 1

En cette fin de soirée, le vent du désert souffle vers la mer, apportant avec lui les senteurs de l'encens qu'exhale la forêt de Dhofar toute proche.
Près de Salalah, un boutre s’apprête à jeter l'ancre au plus près de la terre, les voiles claquant au vent pendant qu'il ralenti sa course.
A son bord, un jeune home, la trentaine, le visage déjà marqué par les rigueurs de la mer, une barbe courte et finement découpée, une bouche volontaire et des yeux brillants. Brillants comme ceux d'un mendiant découvrant un diamant dans une bouse de chameau.
Son nom, Sinbad. Non, ce n'est pas celui dont Scheherazade conta les aventures, non, peut-être un de ses descendants, mais sans nul doute un fier marin.
Fils d'un riche marchand il parcourt les mers depuis sa plus tendre enfance afin d'étendre l'empire commercial de son père dont il héritera très bientôt. N'est il pas déjà associé à toutes les décisions  portant sur l'organisation et le déploiement de nouveaux comptoirs de par le monde ? Son père n'a-t-il pas déjà évoqué à maintes reprises le doux moment où il pourra enfin prendre sa retraite et retourner vivre dans le désert d'où viennent ses ancêtres ? Tout cela, le jeune homme le sait mais il a ses propres projets. Certe, il ne refusera pas, le moment venu, de prendre la place de son père à la tête de l'entreprise familiale, mais le moment n'est pas encore venu. Il y a tant de choses à découvrir de par le vaste monde.

Il est heureux car il rentre chez lui après un voyage de plusieurs mois vers la mystérieuse Catay dont il revient chargé de soieries, de denrées rares et de mille choses inconnues chez lui.
Nul doute que le sultan lui fera bon accueil. Mais pour l'instant seul compte sa destination actuelle. Il va revoir ses parents, il rentre chez lui.

Le boutre court encore sur son erre lorsqu'il saute lestement dans l'eau jusqu'à la ceinture pour ne pas perdre une seule minute de ce peu de temps qu'il va passer à terre. En effet, il pense déjà à son prochain voyage, on lui a parlé d'une île mystérieuse où les étrangers ne sont pas les bienvenus mais qui recèle bien des trésors dont un jeune homme entreprenant ne peut que rêver.
La légende prétend qu'elle fut colonisée voilà bien des siècles. Alors que les guerres faisaient rage à Catay, l'empereur craignant que tout son peuple ne soit exterminé par les Mongols venu du nord envoya une expédition comportant mille jeunes hommes et mille jeunes femmes parmi les plus forts, les plus beaux, les plus créatifs de son empire afin de trouver une terre d'accueil. Cette île dont déjà Sinbad rêve, aurait été peuplé par les membres de l'expédition qui, afin de préserver la pureté de leur lignée, auraient refusé l'entrée à tout étranger.
Cette légende prévue pour effrayer et détourner le voyageur imprudent n'avait qu'excité la curiosité de notre intrépide marin. Il serait le premier étranger à poser le pied sur cette terre et surtout à en revenir.

C'est cela qu'il est si pressé d'annoncer à ses parents. Bien sur, son père lèverait les bras au ciel en invoquant tous les dieux connus et inconnus et les sommant de lui dire quel mal il avait fait pour mériter un tel fils, sa mère pleurerait beaucoup en se tordant les mains essayant ainsi de détourner son fils de ce projet qui ne pourrait qu'être funeste pour lui et pour la lignée de ses pères. Mais il sait que l'amour que lui porte ses parents sera le plus fort et qu'après bien des pleurs, des gémissements et des promesses de reniement et de malédiction, la famille se retrouverait pour fêter dignement le retour d'un fils tellement inconscient des dangers, mais si courageux et si entreprenant.

Chapitre 2

Parvenu sur la plage, le jeune homme retrouve ses souvenirs, quand enfant il venait ici même pêcher ces petits crabes rouges qui tapissent la laisse des vagues et s’enterrent au moindre soupçon de danger. Il donne un grand coup de pied dans le sable et éclate de rire, comme il le faisait, enfant,  devant la débandade chez les crustacés. Ici il retrouve ses racines.
Il se dirige d'un pas lest vers une grange situé près d'une cabane. Devant la cabane un homme semble attendre. Oh, il a vu de loin le boutre arriver, il a tout de suis compris que c'était celui de Sinbad, il le connait si bien. N'en a-t-il pas assemblé chaque membrure, tréfilé chaque cordage, poncé chaque planche du pont. Ce bateau, c'est un peu son fils, il y a tellement de lui dans ce bâtiment qu'on peut presque parler de parenté. Il sait que Sinbad est à bord, il n'a accepté de le prêter, car il ne vend jamais ses bateaux, qu'à la condition que seul le jeune homme en soit le capitaine. Et le père de Sinbad a du s'incliner devant la volonté farouche de ce vieux charpentier de marine dont la parole fait foi sur tout la côte. Le meilleur d'entre les meilleurs, et lui seul choisit les capitaines dignes de commander ses enfants.
Il connait Sinbad depuis longtemps, presque depuis le berceau. Il l'a remarqué alors que l'enfant jouait à effrayer les crabes. Il a bien vu ce petit bout d'homme s'approcher sans en avoir l'air, jetant des regards furtifs vers ce drôle d'assemblage de planche qu'est un navire au début de sa construction. Petit à petit l'enfant s'est approché, jusqu'à être à portée de voix. Et il a entendu. Au début il ne comprenait pas. A qui s'adressait donc l'homme qui parlait d'une voix douce, de celle qu'on prend pour parler aux femmes ou aux enfants ? Et puis il a deviné plus que compris. Ce vieil homme parlait à son bateau. Il le flattait,  faisait compliment sur ses formes, admirait ses lignes. Sinbad le prit pour un fou, mais quelque chose dans la voix de l'homme démentait toute trace de folie. Ce n'était en somme qu'un artisan admirable qui contemplait son chef-d’œuvre, celui que l'on ne réalise qu'une fois dans sa vie et après lequel on peut dire : Voilà ma tâche est achevée, je peux mourir en paix. Et Sinbad éprouva du respect pour l'homme et pour son bateau.
Le temps avait passé le vieil homme et l'enfant avaient sympathisé et l'homme avait appris à l'enfant toutes les ficelles de la mer, toutes les ruses de l'océan et toutes les manœuvres pour les déjouer. il avait fait de lui un marin aguerri, et ce, dans le seul but de lui confier un jour son joyau car il avait discerné dans l'enfant l'homme qu'il allait devenir.
Sinbad s'approche de l'homme et le salue avec respect, s'inclinant profondément comme pour recevoir sa bénédiction. L'homme fait un léger mouvement de tête. Voilà, cela suffit entre ses deux personnes qu'un lien hors du commun uni. Ils se comprennent sans se parler, ils se parlent sans se voir, ils se voient sans se rencontrer, c'est là le secret d'une vrai amitié.

Quand Sinbad entreprend un voyage, il vient ici chercher le bateau que nul ne peut approcher sans lui. Il échange, en quelques sortes son cheval contre le bateau. Cet échange symbolique résume bien les relations des deux hommes. Étant des égaux il est normal que leurs actes le soient tout autant. Ce n'est pas la valeur qui compte, mais l'acte. Je te confie mon cheval, tu me confies ton bateau. Et c'est le rituel inverse que Sinbad s'apprête à exécuter en cet instant précis, celui de la restitution.
Mais ce jour là, le vieil homme semble maussade, presque gêné de la présence de Sinbad. Pour la première fois depuis des années il va devoir dire à Sinbad une chose horrible qu'il préfèrerait taire. Mais il sait que nul autre que lui ne peut accomplir cela. Il le doit à Sinbad, à ses parents. Il se racle la gorge et d'un signe invite Sinbad à entrer dans la cabane.
C'est une cabane tout simple, seulement deux pièces, frustre, mais le vieil homme a toujours refusé de changer de maison ou d'agrandir celle ci. Elle lui suffit. Elle lui ressemble.
Il s'assoit pesamment à la table sur laquelle sont posés deux verres et une bouteille couverte de poussière. Il est allé la chercher dès qu'il a aperçu le bateau au loin, comme pour préparer l'entrevue. Il sait que Sinbad en aura besoin. Il l'avait réservée comme on le fait, en se disant qu'un jour l'occasion se présentera. Et lui, un musulman convaincu mais non dogmatique, a gardée cette bouteille d'alcool de riz venue de Catay par un marin indélicat qui s'essayait à la contrebande. Il connait les dangers de l'alcool, mais si cette bouteille permet d'abrutir Sinbad jusqu'au sommeil, après tout, ce serait aussi bien sans doute.